Âme augmentée par Ezra Claytan Daniels.
Upgrade Soul a été publié pour la première fois en 2018, aux éditions Lion Forge. « Pour la première fois » n’est pas tout à fait vrai : Upgrade Soul avait déjà eu plusieurs existences, plusieurs vies avant cette vie. Et l’œuvre en aura d’autres ensuite, puisqu’il faudra attendre mai 2024 pour une traduction française aux Éditions 404, et la découverte de cette comète par le jury du prix BD. Une météorite qui file à travers la stratosphère, éclaire d’un flash les silhouettes minuscules des humains loin en dessous et disparaît subitement, ne laissant qu’un négatif sur la rétine de celles et ceux qui l’ont aperçue.
Un thème commun, connu, familier : comment vaincre la mort ? Ou, au pire, la repousser ? La doctoresse Molly Nonnar et son mari écrivain Hank acceptent de financer et de participer à un projet expérimental de rajeunissement. Le but est simple : fabriquer à partir de leur A.D.N. un nouveau corps, plus résistant et plus puissant, et y greffer leurs cerveaux. Évidemment, ça tourne mal (quelle surprise, si seulement on avait pu se douter de quelque chose, c’est dingue quand même) et iels vont devoir apprendre et comprendre ce que le docteur Kallose leur a fait subir.
Upgrade Soul, Âme augmentée donc, est un livre qui ne vous laisse pas intact⋅e. À travers ses 272 pages, à travers ses 15 années d’écritures, de réécritures, de publications, de remises en page, d’adaptations, Ezra Claytan Daniels nous laisse apercevoir une part de lui, une part de rêve, une part de terreur et une part d’espoir. Vous ne pourrez jamais reconstituer le portrait exact que l’auteur s’est employé à présenter, mais ça n’a pas d’importance ; vous comblerez les blancs avec des morceaux de vous et c’est bien tout ce qui compte. Âme augmentée n’en sera que plus grande, augmentée comme prévu, améliorée par ce que vous aurez vu en elle, à travers elle, et en vous.
– Âme augmentée, Ezra Claytan Daniels, trad. de Philippe Touboul, éd. 404, 02 mai 2024.
– Upgrade Soul, Ezra Claytan Daniels, Lion Forge Comics, 18 septembre 2018 pour l’édition originale.
Happy Endings par Lucie Bryon.
Composé de trois récits courts, Happy Endings nous raconte, comme on peut s’y attendre, des fins heureuses. Trois fins heureuses donc. Et c’est tout ? Si c’était suffisant, on n’aurait pas besoin d’histoires. On n’aurait pas besoin de légendes, de mythes, de fictions. On ne prendrait pas plaisir à écouter, à découvrir, à raconter. Trois récits courts, trois vies bouleversées, renversées, ou peut-être très légèrement secouées par un petit accroc dans le tissu du réel, dans la continuité de nos vies.
Une peintre et son modèle. Un chat effrayé capturé par les autorités compétentes (deux agent⋅es spatio-temporels). Un jeune jardinier qui économise pour s’acheter la PS5. Voilà. Pas plus, pas moins. Pas plus parce que je veux vous laisser l’occasion de rencontrer chaque personnage, sans vous influencer, pour que vous puissiez accueillir l’œuvre de Lucie Bryon sans idée préconçue, sans à priori et sans préjugés. Pas moins parce que je me refuse à minimiser quoi que ce soit. Et des fins heureuses, c’est loin d’être quoi que ce soit.
Les plus fervent⋅es lecteurices de celle que l’on connaît, sur les internets, sous le pseudonyme de Luchie ne seront pas surpris⋅es de retrouver des histoires déjà aperçues. La première, c’était l’histoire du nouvel an. La seconde, elle est sortie en fanzine numérique. Mais vous savez ce qui fait une bonne histoire ? C’est qu’on en veut encore et encore. On lit et on relit. On reprend, on redécouvre, on expérimente la sensation de connaître l’histoire plutôt que de la découvrir. Et ça devient encore meilleur. Happy Endings, c’est trois fins heureuses, qu’on lit et qu’on relit parce qu’elles ont la douceur des retrouvailles, et la saveur d’un soir de vacances.
– Happy Endings, Lucie Bryon, éd. Sarbacane, 21 août 2024.
L’Héritage fossile par Philippe Valette.
Après des années à nous faire rire, Philippe Valette décide un jour de tout changer. Un beau jour, ou peut-être une nuit, honnêtement je n’en sais rien car je ne le connais pas, Philippe Valette décide que sa prochaine histoire ne sera pas drôle. Il est venu le temps d’autre chose : le temps d’écrire un huis-clos, un récit de voyages, d’initiations, un thriller, un space opéra. C’est l’heure du changement qui sonne, qui réclame que toute chose évolue, se modifie, s’adapte. Cette règle est valable pour tout : la Matière d’un côté, les séquences narratives de Philippe Valette de l’autre.
Deux silhouettes dans la poussière : une silhouette d’adulte et une silhouette d’enfant. J’ai lu The Road de McCarthy, je sais ce que ça veut dire. Deux oublié⋅es, deux abandonné⋅es face aux ruines du monde. Ah. Ah non, au temps pour moi, deux silhouettes oui, mais je ne sais pas où. Une qui raconte un passé qui ressemble à un futur, et l’autre qui questionne. Pourquoi quitter la Terre ? Pourquoi venir ici ? Avec quel espoir, quelles envies, quelle folie ? En suivant les deux récits, enchâssés l’un à l’autre autant que le passé peut l’être avec le présent, on saura, peut-être.
Aussi déconcertant que possible avec ses habillages en 3D, ses personnages en 2D et sa colorimétrie détonnante, L’Héritage fossile nous donne à voir l’autre côté du cosmos, et l’autre facette de l’humanité. Cette bande dessinée, grâce à son alliance de composés graphiques, dérange la lecture et laisse une impression d’intemporalité : il y a cent ans, cette histoire existait déjà ; dans cent ans, elle existera toujours. Et cette version de Philippe Valette restera gravée dans ma mémoire.
– L’Héritage fossile, Philippe Valette, éd. Delcourt, 18 septembre 2024.
Metadoggoz par B*MO.
Parfois, ça fait du bien d’être secoué·e, de se sentir arraché·e à son quotidien pour aller ailleurs, très loin, plus loin. Parfois aussi, le déracinement n’est pas une petite secousse. Metadoggoz n’est pas une petite secousse. Metadoggoz est un uppercut pile sous le menton, à l’endroit exact qui va faire vibrer toute la boîte crânienne. La vision devient floue, les dents se serrent pour empêcher les chocs, la langue se colle au palais pour déglutir dans un arrière-goût de sang, les oreilles pulsent. Et on en redemande.
Suite chronologique de Quitter la baie (Actes Sud BD, 2020), on y retrouve Gael et Carmen, le frangin de Magda ; ne vous inquiétez pas, pas besoin de d’avoir lu Quitter la baie pour apprécier Metadoggoz. Gael Kaneda (pardon, Kaldera) est un p’tit branleur qui nous rappelle bien quelqu’un. Loin de sa baie natale, il évolue, avec ses potes, dans la Métastation, une métalopole remplie, débordante, grouillante, bruissante. L’exploration de ce lieu, ses tréfonds, ses égouts, ses ordures, ses élites, les hauteurs et les profondeurs d’un monde clos, d’un système renfermé sur lui-même vont être révélées, mises à nu, offertes en sacrifice à nos yeux révulsés.
La brutalité inhérente à cette ville transparaît dans l’ouvrage. Sous la jaquette, sous les couleurs, les ténèbres nous attendent. Ça n’est pas une embuscade : on le sait, on le voit. On sursautera quand même au moment de l’impact. B*MO nous offre une plongée dans la folie d’une cité qui se dévore elle-même, un saut dans le vide sidéral qui s’avère être surpeuplé d’êtres. Dans la Métastation, tu ne seras jamais seul·e, car l’ombre regarde toujours par-dessus ton épaule.
– Metadoggoz, B*MO, éd. Actes Sud BD, 11 octobre 2023.
Shubeik Lubeik par Deena Mohamed.
Deena Mohamed est un nom malheureusement trop peu connu du public francophone. Autrice du webcomic Qahera, mettant en scène une super-héroïne féministe et musulmane, elle publie ce dernier régulièrement de 2013 à 2019, à la fois en anglais et en arabe. En parallèle, elle sort Shubeik Lubeik en Égypte (le tome 1 obtient le grand prix au Cairo Comix Festival en 2017 ? C’était il y a si longtemps ?) et la trilogie finit par être publiée en anglais (elle fait les traductions elle-même) en 2023, et en français en 2024. ENFIN. Il était temps.
Shubeik Lubeik c’est une petite phrase, une formule, qu’on peut traduire par « vos désirs sont des ordres », « your wish is my command », formules qu’utilisent les génies lorsqu’ils sortent de leur prison pour exaucer des vœux. Et c’est bien de ça qu’on parle : de génies et de vœux. Dans un marché capitaliste et colonialiste (ça va, on est pas trop dépaysé·es). Et au milieu de ce système d’exploitation, un petit marchand, dans un kiosque, au Caire, qui possède trois vœux de niveau 1, offerts par son père. Il a lui-même juré de ne jamais les utiliser, alors il veut, et il va les vendre. À trois personnes différentes, nous offrant trois histoires, trois visions, trois réalités de l’Égypte, de ses habitant·es, de la vie en somme.
Drôle, déchirant, je ne peux que vous recommander de faire des pauses et de ménager votre ou vos lectures, car Deena Mohamed sait jouer avec nos émotions, nos ressentis, et avec une facilité déconcertante qui plus est. La lecture, qui semble aisée de prime abord, se complexifie, s’approfondit par la présence d’interludes entre chaque tome pour présenter le système de production des vœux, les réglementations, les législations, ancrant la fiction dans un réalisme effrayant (imaginez, si c’était une métaphore ? Je plaisante. Mais imaginez quand même ?).
– Shubeik Lubeik, Deena Mohamed, trad. de Victor Salama, éd. Steinkis, 06 juin 2024.
– Shubeik Lubeik, Deena Mohamed, Dar el-Mahrousa, 2018, 2019 et 2021 pour l’édition originale.
Walicho par Sole Otero.
Un casse-tête. Un puzzle. Un labyrinthe. Tout ça et rien à la fois. Walicho est une œuvre simple et complexe. Simple parce qu’elle raconte une seule histoire. Complexe parce qu’elle en raconte des dizaines. Le dessin est doux, le ton est drôle et légèrement absurde, acidulé. On se laisse entraîner sans se poser de questions, parce que c’est doux, drôle, et légèrement absurde. Et puis soudain, alors que rien ne le laissait présager, le doute. Est-ce qu’on est sûr·es de là où on va ? Est-ce qu’on saura en revenir ? Probablement pas, personne n’a regardé la route, au milieu de cette (de ces) histoire(s).
Alors de quoi ça parle ? C’est l’histoire de trois femmes et d’un bouc qui débarquent en Argentine. D’un gars qui a des voisins qui font BEAUCOUP de bruit. De familles, d’enfants, d’adolescent·es, d’orphelinats. De relations épistolaires, de fragments de journaux, de vieilles recettes apprises par des guérisseuses. C’est toujours une seule histoire. C’est toujours plusieurs histoires. L’espace et le temps se contractent, se rapprochent, se déforment, s’éloignent, mais autour d’un même point. Je vous laisse le loisir de tout découvrir.
Sole Otero présente ici un ouvrage brillant, qui utilise son format et son média pour tisser une toile, un mille-feuilles d’histoires entremêlées qui ne dévoilent leurs liens qu’au fil de la lecture, mais surtout des relectures. C’est une bande dessinée que l’on feuillette, que l’on reprend, au gré des pensées, des enquêtes, des idées. Oui, une bande dessinée se lit plus vite qu’un roman, et c’est bien tout l’intérêt ; quand la lecture est finie, il faut la recommencer, encore et encore, creuser, chercher, trouver et peut-être réussir à toucher la vérité.– Walicho, Sole Otero, trad. de Anne Plantagenet, éd. çà & là, 16 août 2024.
– Walicho, Sole Otero, Penguin Random House, 9 novembre 2023 pour l’édition originale.